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Nous avons invité deux leaders reconnus du monde de l’hospitalité et de l’innovation à partager leur point de vue sur le changement : Lalia Rach, pédagogue, auteur, entrepreneur et doyenne fondatrice du NYU Preston Robert Tisch Center for Hospitality, et Tom Goodwin, leader en matière d'innovation et consultant en transformation des entreprises.
Découvrez ci-dessous les temps forts de cette conversation, en vidéo :

Dr. Rach et Tom Goodwin, nous sommes très honorés de vous accueillir dans cette conversation sur l’évolution des mentalités. En tant qu’observateurs privilégiés des changements à l’œuvre dans la société et le secteur de l’hospitalité, pourriez-vous nous donner vos impressions générales ?
Tom Goodwin : Tout d’abord, le changement est incroyable, quand il concerne les progrès que nous faisons. C’est une énergie, des choix à faire, un sentiment de progrès. C’est merveilleux, le changement ! L’incertitude a des vertus étonnantes, si nous l’utilisons de la bonne manière.
Dr. Lalia Rach : Quand on prend conscience des opportunités qui accompagnent le changement, alors il est plus facile de faire face à l’inconfort qui en découle. Car tout changement est personnel et a un effet différent selon les personnes. Parfois, il passe inaperçu. Parfois en revanche, il occupe complètement notre esprit.
Nous traversons une période compliquée et nous voyons notre société évoluer en permanence. Pensez-vous que notre société connaît des changements sans précédent ?
Tom Goodwin : Je ne pense pas que nous vivons des changements plus rapides qu’autrefois. Mais aujourd’hui nous vivons les yeux grands ouverts, submergés par des informations en temps réel, et nous avons donc plus conscience de tout ce qui se passe au cours d’une seule journée.
Les changements sociétaux actuels sont importants, mais pas sans précédent. En revanche, ils ont évolué : les éléments technologiques qui changeaient le monde concernaient autrefois l’espace et les distances, avec la sphère industrielle. Aujourd’hui, les changements affectent de plus en plus nos façons de penser.
Nous pouvons maintenant être en contact avec de très nombreuses personnes, ce qui a des effets très particuliers sur nos esprits. Nous nous sentons plus connectés que jamais, mais aussi plus seuls. Et nous constatons qu’un certain nombre de ces tensions se rejoignent.
Dr. Lalia Rach : Est-ce que, selon moi, la société connaît des changements sans précédent ? Non. N’oublions pas que ce que nous appelons ici le changement, ce n’est rien de plus que la disponibilité de l’information et l’immédiateté de la connexion. Mais quand on modifie quelque chose qui est en place depuis très longtemps, cela peut être ressenti comme un comportement disruptif.
Tom Goodwin : Beaucoup d’attentes ont changé. Peut-être devrions-nous veiller à être plus ancrés dans la réalité dans les différentes facettes de notre vie. Selon moi, si le travail a pris une place si importante dans nos vies au cours des 20 ou 30 dernières années, c’est aussi parce que les autres aspects de nos vies ont perdu une partie de leur sens.
Certains pensent que nous sommes plus individualistes, et d’autres pensent que nous sommes plus soucieux du collectif. Quelle est votre perception ?
Tom Goodwin : Ce qui est extraordinaire, c’est que le monde a tendance à trouver son propre équilibre. Plus nous gagnons en individualité, plus nous avons besoin de nous organiser et de nous rassembler. Plus nous nous rassemblons, plus nous avons de raisons de nous rebeller contre cette structure. Ce qui est différent maintenant, c’est que nous assistons à l’émergence de tribus créées par des algorithmes. Nous sommes, en quelque sorte, placés dans des groupes avec des personnes qui nous ressemblent, ce qui signifie - non sans ironie - que notre individualisme a tendance à se transformer en collectivisme sans que nous nous en rendions compte.
Dr. Lalia Rach : Au fond, nous sommes nés pour être collectifs. Pour survivre en tant qu’espèce, nous n’avons pas eu le choix : cela fait partie des fonctions de notre cerveau. Je ne sais pas s’il faut aller jusqu’à dire que cela fait partie de notre ADN, mais c’est ancré en nous. Et donc, nous sommes naturellement biaisés pour aller vers nos semblables. C’est la première chose que nous voyons : cela se fait inconsciemment, en quelques microsecondes. Mais nous sommes un collectif. Nous aimons faire partie de quelque chose.
Tout le monde parle des modes de vie hybrides. À quoi correspond le mot hybride dans votre esprit, et surtout dans notre société actuelle, qui est en pleine mutation ?
Tom Goodwin : Le mot hybride, lorsqu’il est utilisé pour décrire la société actuelle et le monde du travail, représente un état intermédiaire entre deux paradigmes différents. Il y a eu l’ancien paradigme, où la valeur créée passait par la présence physique et la situation. Soit on était présent, soit on ne l’était pas. Les modes de vie hybrides consistent à combiner cet ancien paradigme et le nouveau.
Ainsi, plutôt que de dire « travail à la maison », nous devrions peut-être parler de « travail n’importe où ». Plutôt que de choisir entre des événements en personne ou à distance, nous devrions penser à des événements qui combinent le meilleur de ces deux options. Nous pourrions ainsi créer un avenir qui profiterait à tous, tout en autorisant une certaine marge de certaine liberté. Mais cela s’accompagne de problèmes spécifiques, qu’il faut bien reconnaître.
L’hybride a tendance à brouiller les repères : ce qui était tout noir ou tout blanc est désormais plutôt gris. Et ces ambiguïtés changent beaucoup de choses dans nos vies. Ce que nous voyons, c’est que le monde physique commence lentement à s’adapter aux nouveaux comportements et aux nouvelles attentes des gens.
Dr. Lalia Rach : Nous sommes devenus plus fluides, car nous passons d’une chose à l’autre avec beaucoup plus de facilité aujourd’hui. Nous n’y pensons même pas. Quand je parle de ce qui est flexible et hybride, je pense ici clairement à ce qui sera utile au client. Nous pouvons désormais choisir de multiples possibilités dans tous les domaines de la vie – pas seulement à l’hôtel – et ce à tout moment.
Rappelez-vous, par exemple, du moment du coucher dans les années 1980 et au début des années 1990, par rapport à aujourd’hui. Reconnaissons-le : les écrans dominent nos actions. Pensez à la dernière chose que vous faites le soir : dire bonne nuit à une autre personne ou regarder votre iPad ? Nous nous déconnectons si rarement qu’il y a ce mélange permanent dans nos vies.
Nous pouvons désormais choisir de multiples possibilités dans tous les domaines de la vie – pas seulement à l’hôtel – et ce à tout moment.
Ces modes de vie hybrides ont forcément des répercussions sur l’hospitalité et les hôtels. Comment envisagez-vous cette évolution ?
Dr. Lalia Rach : Nous le reconnaissons désormais : nous voulons vivre une plus grande partie de notre vie en public. Aujourd’hui, le lobby d’un hôtel doit donc être pensé en ce sens. Il doit permettre de faire des choses différentes le matin, l’après-midi et le soir. Tout cela, c’est de la flexibilité.
En outre, nos hôtels doivent être plus axés sur la convivialité. Même s’ils sont souvent déjà merveilleux, il faut veiller à ce que nos clients se sentent accueillis de façon personnelle.
Et pour qu’un hôtel ou une structure d’accueil soit axé sur la personnalisation, il faut bien montrer que c’est l’individualité du client, qui compte, et non celle de celui qui accueille. Cette réflexion peut surprendre et dérouter dans le contexte actuel, où le secteur de l’hospitalité est en pleine mutation, car elle limite les possibilités de réplication qui accompagnent les économies d’échelle. Pour conserver la possibilité de répliquer un modèle, il faut réfléchir à la manière de mieux refléter les besoin personnels dans la structure choisie.
Tom Goodwin : Quelle est notre mission ? Offrir aux gens une bonne nuit de sommeil ? Ou veiller à ce que le lendemain soit une journée où le client pourra apprendre, être inspiré et se sentir productif ? Certes, nous sommes dans le secteur de l’hospitalité et non dans le développement personnel. Mais tout ce que fait l’hôtel consiste à créer un environnement où chacun peut accomplir davantage et se sentir plus en phase avec sa personnalité.
C’est très intéressant parce que la première étape d’Internet consistait justement à s’inspirer des comportements que nous avions dans le monde physique, pour les intégrer à la technologie, afin de nous faciliter la vie. La deuxième étape d’Internet, avec la révolution numérique, a consisté à créer de nouveaux comportements et de nouveaux flux de travail dans un univers « digitalisé ». Enfin, la troisième étape consiste à repenser l’ensemble du monde physique en fonction des nouvelles possibilités et des nouveaux comportements offerts par la technologie.
Une autre tendance partagée par les analystes est l’attrait des liens avec les communautés locales. Est-ce une notion importante, selon vous ?
Dr. Lalia Rach : Je dirais que oui.
Nous parlions des opportunités et je pense que nous oublions trop souvent la disponibilité d’une clientèle locale qui, à bien des égards, pourrait devenir notre meilleur atout commercial.
Parallèlement à nos achats d’objets, nous achetons des expériences. Nous voulons toucher, voir, entendre et goûter ce que fait le local. Il y a là un changement de réalité. Nous avions l’habitude de voyager pour voir les sites, qu’ils soient culturels ou artistiques, qu’il s’agisse d’architecture ou de divertissement. Aujourd’hui, comme nous sommes capables de voyager beaucoup plus, toutes ces éléments entrent en jeu. Nous avons dépassé le cap de l’expérience initiale et nous attendons beaucoup plus. Nous voulons faire l’expérience de la vie locale, comme les habitants.
Je me demande si le secteur de l’hospitalité a conscience du fait que s’il est possible de faire découvrir la communauté locale aux touristes, il est possible d’offrir aussi cette possibilité aux locaux ? Pourquoi ne pas utiliser la connaissance de son environnement immédiat pour attirer une clientèle locale dans son restaurant ou dans son bar ?
Tom Goodwin : Il existe un phénomène étrange par lequel les gens s’éloignent du local pour se tourner vers des personnes plus « internationales », qui leur ressemblent peut-être plus. Paradoxalement, justement parce que les gens ont tendance à suivre cette évolution naturelle, les connexions locales sont plus importantes que jamais.
Plus on passe de temps à discuter sur Twitter avec des gens qui vivent au Paraguay, parce qu’ils ont le même travail, par exemple, plus il devient important de pouvoir aller boire une bière avec un voisin, même s’il a une vie très différente. Ce besoin est de plus en plus visible.
Dr. Lalia Rach : C’est aussi pour cela que je veillerais à impliquer les populations locales. La période du COVID a fait prendre conscience aux habitants de certaines destination à quel point leur quotidien était envahi de touristes et combien ils avaient perdu en qualité de vie. Leur communauté ne leur appartenait plus. Dans le monde post-COVID, les locaux comme les voyageurs réalisent qu’il est bon d’élargir ses horizons, mais pas au point de nuire ou de détruire un mode de vie. Il ne s’agit pas de refuser les touristes, mais d’introduire un certain cadrage. Demandez-vous, par exemple, si votre destination ou entreprise attire vraiment les touristes qui lui correspondent. Il en va de la responsabilité de chacun. C’est une autre manière d’impliquer les populations locales : en les faisant participer au processus de planification.
Tom Goodwin : Le besoin de communauté constitue le brief parfait de ce qu’il faut faire pour créer des espaces, pour créer des impressions, qui contribueront au bien-être de tous.
Le bien-être, qui était auparavant un sujet personnel, semble maintenant passer à un autre niveau. Le voyez-vous aussi s’éloigner de son périmètre initial ?
Dr. Lalia Rach : Le bien-être est ce que l’ont fait dans l’environnement dans lequel on vit.
Nous devons considérer le bien-être comme une notion globale, et non comme un avantage. Il ne doit pas être réservé à certains, à ceux qui – pourrait-on dire – le « méritent ». C’est un nouveau prisme à travers lequel nous voyons notre vie aujourd’hui : le concept de bien-être fait désormais partie intégrante de la société, de la vie professionnelle, dépassant les limites de la sphère personnelle. Nous prenons en compte notre planète, nos villes, notre environnement… nous pensons que le bien-être devrait être partout.
Tom Goodwin : Nous assistons à un changement majeur au sein de la société, le corps devenant une notion plus vaste, intégrée au reste du monde. Il est probable que pour une grande partie de la société, la notion de bien-être devienne un élément central de la vie, quelque chose que nous considérons comme un aspect prioritaire et représentatif de l’existence. Il est fort possible que pour certaines personnes, le bonheur national brut, les scores de bien-être personnel, les scores de sommeil, le quotient de pleine conscience ou tout autre chiffre deviendront des objectifs à part entière. Toutefois, je ne pense pas que cela concernera le grand public au sens large.
Nous assistons à un changement majeur au sein de la société, le corps devenant une notion plus vaste, intégrée au reste du monde.
Parlons maintenant de la consommation. Constatez-vous des changements majeurs dans la façon dont les consommateurs agissent aujourd’hui ?
Tom Goodwin : Cela fait longtemps que l’on parle de l’évolution des modes de consommation. Il est reconnu, par exemple, que les millennials préfèrent acheter des expériences que des objets.
Pendant un temps, nous avons pensé que les selfies pris à Positano ou Mykonos sur des comptes Instagram particulièrement soignés remplaçaient le nouveau sac à main à la mode. Il semblait que l’on montrait son statut social par ses expériences plutôt que par ses possessions. Pourtant, quand on regarde les chiffres de la consommation, ils sont restés très similaires au fil du temps. Ce que nous ignorons, en revanche, c’est comment évoluer vers une consommation plus raisonnée.
Dr. Lalia Rach : Nous devons commencer par une réalité actuelle, à savoir l’état de la chaîne d’approvisionnement mondiale. Quand on réfléchit à la consommation, il faut comprendre ce qu’est une chaîne d’approvisionnement et ce qu’elle implique pour notre mode de vie – ce que nous commençons tout juste à faire. Et je ne suis pas convaincu que le client s’y intéresse quand il voyage. Toutefois, je pense que la prise de conscience des problèmes environnementaux et des changements dans la chaîne d’approvisionnement peut inciter les voyageurs à envisager des alternatives.
Je pense donc que nous allons assister à une substitution, que nous verrons changer des habitudes qui nous semblaient immuables et que nous allons nous adapter.
En outre, nous sommes aujourd’hui beaucoup plus éduqués et informés sur la consommation. Nous comprenons à quel point nous sommes connectés, en tant que monde, et nous savons à quel point nous voulons un meilleur avenir pour nos enfants et nos petits-enfants. Ces aspects laissent entrevoir une approche éthique de la consommation. Nous avons des convictions très précises, mais il existe encore des zones d’incertitude qui nous permettent de voir la consommation différemment. Quand on parle de consommation, ce qui est vrai pour le passé et le présent n’aura peut-être que très peu de sens à l’avenir. Nous devons donc être flexibles.
Tom Goodwin : Il serait facile de penser qu’à une époque où les gens sont conscients de leur empreinte écologique et de la destruction de l’environnement, ils seront tentés de rester chez eux et éviteront de prendre l’avion pour passer leurs vacances sur un autre continent. Peut-être faut-il plutôt penser que les gens trouveront de meilleures façons de voyager. Quel sera le rôle du fournisseur d’espace, à l’avenir ? Quels nouveaux modèles commerciaux pourront être exploités ? Il est intéressant de réfléchir à l’utilisation de ces espaces pendant la journée, par exemple si nos clients viennent en famille.
De même, plus les entreprises deviennent utiles et aident les gens à se concentrer sur des choses simples, l’avenir sera aux entreprises qui sont là pour nous faciliter la vie. Il ne s’agit pas de faire leur lessive, mais peut-être de leur indiquer une ou deux sorties à faire pendant leur séjour. Cela signifie leur faire gagner du temps, alléger leur charge mentale. Les gens n’ont pas assez de temps, les gens n’ont pas assez d’argent : cela a toujours été comme ça. Aujourd’hui, le luxe est d’avoir l’esprit libre.
En guise de conclusion, quels seraient vos conseils sur la meilleure façon de réagir au changement ?
Tom Goodwin : La meilleure attitude face au changement est probablement de se concentrer sur les choses que l’on peut contrôler. Il faut comprendre ce que l’on est vraiment, donner un sens à sa vie, essayer de rester authentique, avoir une orientation morale, des valeurs et un sens de la communauté, être honnête par rapport à ce que l’on est et ce que l’on fait.
Dr. Lalia Rach : Si l’on veut saisir les opportunités, alors il faut être prêt à changer soi-même...